l'épicier de village est le dernier des Mohicans

Publié le par Michel Aêt

 

L’épicerie de village est un stéthoscope : en la visitant on ausculte ses villageois dont les achats sont un révélateur.

 L’écrivain voyageur Nicolas BOUVIER ne s’y trompait pas, qui visitait toujours les épiceries, quel que soit le coin, même le plus perdu du monde, où il vint à se trouver.

Il y a ainsi de ces épiceries de petits villages corses, voyez celle de Nonza par exemple, dans le Cap, où s’achètent de quoi vivre 10 ans dans le maquis, où le miel qu’on y trouve est fait au village, où les fromages de brebis sont là, posés à même les pages d’un vieux Corse-matin, sur lesquelles quelques mouches jouent à cache-cache avec les caractères d’imprimerie.

Les lampes-torche y côtoient la liqueur de cédrat, entre deux cageots de légumes frais poussés là, dans un jardin en espalier, petit nid d’aigle, suspendu dans le vide, plongeant dans la Méditerranée, de l’autre côté de la route, face à la boutique.

Sur ce petit promontoire, jardiner c’est naviguer, le regard fixant l’horizon marin, entre deux lignes de haricots courant sur leurs perches : le vieux corse en sort en tanguant, poireaux sous l’aisselle et panier de citrons au bras.

L’épicière est sombre, aux allures de veuve inhospitalière : il faut l’aimer pour sa coppa, qu’elle tranche fin.

A VSD, l’épicier est accueillant. Il aime le commerce comme un marocain peut l’aimer : l’hospitalité commerciale est sa seconde nature, sinon la première.

Jusque tard dans la soirée, alors que le village s’enfonce silencieux dans la nuit, il est là, en famille, dans l’arrière boutique, prêt à servir, prêt à vous recevoir.

Le lieutenant Drogo, dans le « Désert des tartares » de Dino BUZZATI (1), attendait en vain l’ennemi mythique ; lui, pacifique, armé de sourire, attend le chaland qui se fait rare, trop rare.

Ici à VSD, l’auscultation du fonds de commerce, un soir de septembre en pleine vendanges, révèle le mal profond qui atteint notre village comme il en atteint tant d’autres, situés en Brie, si loin d’Allah et si près de Paris.

Le client y est rare et le turbin un sacerdoce ; l’épicerie une sorte de « dernier des Mohicans » de ces commerces de campagne qui naguère créaient la vie au village dès l’aube, les rideaux à peine levés, quand résonnait déjà, matinale, la sonnerie électrique de la porte du boulanger, poussée par le premier acheteur de miche.

De mémoire d’homme ici, il y a vingt ans à peine, le voyageur de commerce dormait chez la mère  Petit, à l’hôtel, et partait dans sa 404, à l’aube, pour Lisy-sur-Ourcq ou La Ferté Milon vendre ses tracteurs Fendt ( Ayez l’œil : il y en a un, de l’époque,  qui roule encore dans nos vignes…), on faisait le pain au village, et des pâtisseries, là où notre épicier tient boutique.

Levez la tête devant son bouclar : l’inscription « pâtisserie » s’aperçoit encore, comme une échappé d’un désastre, suspendue au dessus de la route…

La boucherie jouxtait l’église, où l’on faisait la queue aux sorties de messe ; la Coop existait encore, voisine du « Villiers », dont la chambre froide, qu’on peut toujours voir, là, derrière le bar, était alors du dernier cri, avec ses portes de bois et ses poignées années cinquante…

Les cafés étaient en nombre aussi, bien sûr.

En ce soir de septembre, à l’entrée de l’épicerie, un congélateur vide, où somnole une bâche bleue, a la gueule béante ; une poignée de mirabelles déjà fripées sont sur l ‘étal, près des salades ; il reste dix baguettes à 19H00, le Coca-Cola est à 1,90 euro et la Célestins attend le client au foie troublé, sur l’étagère, dans sa solitude bleutée,  toute vichyste.

J’oublie trois nectarines, encore offertes au regard, et dont les rondeurs ont presque quelque chose de sexy dans cet endroit blêmi par les néons.

Oui, mais l’épicier est là, et son sourire aussi, inaltérable, et l’on pense soudain à Fernand Raynaud, avant qu’il n’aille s’écraser en voiture contre un mur de cimetière, nous contant son histoire drôle et touchante du boulanger, de l’étranger qui boulangeait... Vous en souvenez-vous ?

On quitte les lieux le cœur un peu serré, décidé à revenir, à acheter ne serait-ce qu’une Célestins pour le petit aux digestions hasardeuses, des gâteaux secs et des laitues, afin de participer, modeste, à la sauvegarde de notre dernier des Mohicans, du dernier des magasins, oui, le dernier, encore ouvert à Villiers-Saint-Denis, encore résistant aux Mousquetaires de la distribution, aux pubs lourdes d’un Daniel Prévôt pour Super-U sur les ondes d’Europe 1, au Carrefour de Château-Thierry, tous fossoyeurs d’une civilisation rurale désormais naufragée.

Aidons-le à tenir, mieux à se régénérer, c’est une question de civisme, d’intérêt communal, de solidarité villageoise : on rêve d’y trouver du miel d’ici, des légumes du village ( et pourquoi pas ?), des fruits de Villiers-Saint-Denis, qui pourrissent parfois sur les arbres, oh oui, et tutti quanti

Tiens bon , l’ami, tiens bon, pense à donner un coup de propre à tes étagères, ne baisse pas les bras, continue à sourire, car , pour reprendre la phrase fétiche qu’un célèbre chroniqueur du journal «  La montagne » utilisait pour finir chacun de ses articles quotidiens dans les années 60-70 : «Et c’est ainsi qu’Allah est grand… ».

Merci, à toi, notre ami l’épicier.

Vive l’épicerie de Villiers-Saint-Denis : qu’on s’y arrête, qu’on y achète, qu’on la fasse espérer, prospérer, en un mot TENIR.

(1) Voir l'intéressant article consacré à ce livre exceptionnel sur le remarquable weblog "meslectures" :http://meslectures.over-blog.com/article-1843300.html

 

 

 

Publié dans Carnets du quotidien

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