À ce soir, Aimée Charlotte...

Publié le par Michel Aêt

Qui ne s'est pas trouvé soudain, à Villiers-Saint-Denis, saisi par la puissance d'évocation intime et par la sonorité pénétrante de la cloche de notre église médiévale ?

Qui, cheminant sur les coteaux, à travers les vignes, par une belle journée d'hiver, tandis qu'une luminosité méridienne éclairait le vieux village, ne s'est pas subitement arrêté pour entendre les douze coups de midi, les entendre deux fois même à quelques minutes d'intervalle, et suivre les variations d'intensité du son, porté plus ou moins loin au gré de la bise ?

Qui, sortant dans son jardin et ses allées de gravier gris, mains dans les poches, malgré le froid saisissant d'une soirée de février, précédé d'un chien fidèle, ne s'est pas tout à coup figé, le regard se fixant sur le ciel - cette "abbatiale bleue" qu'évoque l'écrivain Max Galli-Nadal dans "Les ventres de chien" (1) -, se sentant investi, l'espace de quelques instants, par l'appel à la méditation, à la prière, au souvenir des disparus et étant parcouru d'un discret frisson ?

La cloche de notre village n'a jamais cessé de rythmer la vie quotidienne à Villiers-Saint-Denis de sa belle sonorité claire et franche, de ce son pénétrant et limpide que produit le métal.

J'ai eu cette chance, il y a longtemps déjà, de grimper dans le clocher de l'église pour la découvrir.

Voilà ce qu'on peut y lire, gravé à même la cloche :

"J'ai été bénite par mr Pierre Honoré Stéphanien Gervais, curé doyen et nommée Aimée Charlotte
par M.Charles comte de Nieuwerkerke parrain et madame Alexandrine Aimée Louise Albertine de Vassan, comtesse de Nieuwerkerke marraine.
MMC.Ardy JFVéron.A.Prélat.Marguilliers.
1831 Hildebrand fondeur à Paris."

L'ornementation de la cloche est composée de la Vierge Marie et reine ainsi que d'un évêque crossé et mitré.

Voilà donc 176 ans qu'Aimée Charlotte, dans son clocher, se fait entendre, compagne inséparable qu'elle fut de nos ancêtres comme elle l'est aujourd'hui de nous-mêmes.

Elle a sonné le tocsin en 1870, en Août 14, en septembre 1939.

Elle sonne l'angélus, inlassablement, appelant à la prière depuis 1831, deuxième année du règne de Louis-Philippe 1er, roi des Français.

Chacune des voix de nos ancêtres s'est éteinte et leur souvenir disparaît avec leurs descendants eux-mêmes, voués un jour aussi à l'éternel silence des morts.

Seule s'entend toujours, imperturbablement, inexorablement Aimée Charlotte et son timbre est celui que connaissaient déjà, à l'identique, ceux qui nous précédèrent ici, sur ce morceau de terre briarde qui nous est si cher.

Écoutons-la intensément : elle nous relie ainsi à eux à travers l'infini des espaces mystérieux, elle est la voix de VSD dont l'écho semble se perdre dans la campagne alentour.

Elle résonne de tous nos chagrins, de toutes nos joies, de toutes nos espérances.


Le soldat de 14-18, né à Villiers, seul dans sa tranchée pendant les combats, devait parfois entendre, avec nostalgie et émotion, résonner dans sa tête ce timbre si particulier, évoquant en lui mille souvenirs des jours heureux de l'enfance ; le bois des cercueils de défunts du village, posés là sur leurs tréteaux devant l'autel, à l'heure où retentissait la cloche  appelant à l'office funèbre, vibrait tout comme l'édifice lui-même sous l'effet de sa puissance, tant elle sait déployer sous les voûtes la force de ses sons. Elle faisait aussi pleurer plus d'un nourrisson, porté sur le fonds baptismal.

La voix d'Aimée Charlotte est quelque part la nôtre : tout à l'heure, écoutez-là mieux, sortez sur le pas de la maison pour vous en imprégner, comme le ferait un mélomane d'une voix de soprano, dans un air d'opéra célèbre...

À ce soir, Aimée Charlotte !



(1) éditions Caractères, 1982

Publié dans Carnets du quotidien

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