Léonce la pendule, magicien des mots...
VSD le village commence ce jour la publication d'une longue nouvelle, écrite il y a déjà quelques décennies par un habitant du village qui nous en a confié le manuscrit, et qui relate l'histoire vraie, dont il a tiré ce petit roman, en y mêlant souvenirs et imagination, d'un garçon de ferme, un de ces journaliers qui vendaient, allant à pied de village en village, leurs bras et leur force de travail dans les fermes briardes jusque dans les années qui précédèrent la seconde guerre mondiale. "Léonce la pendule", personnage touchant, émouvant, éminemment sympathique, conteur épatant, qui tirait ses histoires d'on ne sait quelle source miraculeuse de légendes briardes, Il disparut hélas un jour, victime de la bétise et de la cruauté des hommes...
"Le jour venait de se lever; l'homme semblait glisser sur les chaumes comme un fondeur glisse sur ses skis à travers la prairie enneigée.
Sa marche l'apparentait par son allure à ces silhouettes qu'on aperçoit dans quelque rêve, sillonnant les étendues glacées d'un Grand Nord mythique.
On était en Brie pourtant, en automne, et l'aube laissait déjà deviner la belle journée qui s'annonçait.
Il prit le chemin filant vers Pavant, se signa en passant au droit de la croix Saint-Hélène puis devint, au fil des minutes, un point bientôt invisible sur l'horizon.
Il était six heures trente, je me souviens qu'un vol d'oies sauvages s'élevant au-dessus de la Marne puis s'éloignant vers Charly attira mon regard et me fit perdre la trace de ce point sur l'horizon, désormais imperceptible.
Je pris soudain conscience de l'irréversibilité de ce départ et pleurai, longuement, assis sous l'un des arbres de la cerisaie : Léonce, le garçon de ferme, était parti, emportant avec lui ses récits fabuleux, que je n'entendrais plus, désormais.
Je l'avais suivi sans qu'il s'en aperçoive et jamais, non jamais, ne m'a depuis quittée cette image d'homme glissant sur les chaumes comme un serpent sur la pierre chaude, partant à la rencontre du soleil lentement hissé au-dessus des collines, en une démarche chaloupée qui avait tant été raillée, objet de moqueries enfantines, dans le village.
Le garçon de ferme avait une malformation de la hanche qui l'avait à jamais condamné à ce mouvement de balance perpétuel du corps qui l'avait fait surnommer "la pendule" par les enfants du village.
"La pendule" avait été le raconteur d'histoires le plus épatant qu'ait pu connaître, de mémoire d'homme, notre village de Villiers-sur-Marne (Tel était à l'époque son nom, devenu désormais Villiers-Saint-Denis), jamais en panne de légendes et de récits fantastiques, qu'il contait de sa voix inimitable, à la fois aiguë et rauque.
Elle s'entendait distinctement, surmontant le crépitement du feu dans l'âtre, le soir, à la veillée.
Longtemps après son départ, les histoires de Léonce continuèrent à trotter dans les esprits, à circuler de bouche en bouche.
S'il était un jour revenu au village, sans doute ne les aurait-il pas reconnu, celles-ci ayant pris, au fil des années qui ont suivi son départ, de nouvelle dimensions, comme si le village tout entier avait cherché à s'approprier ces corps étrangers qu'étaient les histoires extraordinaires d'un garçon de ferme venu de loin, là-bas, de ce Provinois qui, alors, pour nous, à Villiers, était un bout du monde..."